Rezension Diapason Septembre 2009 N° 572S | Rémy Louis | 1. September 2009 Du spirituel dans l’art
Loin de la simple compilation, ce coffret fait sens par le regroupement qu'il opère. Tout y est connu. Il réunit les concerts berlinois d'après-guerre conservés par le seul émetteur du RIAS de Berlin (mais pas ceux du Sender Freies Berlin: il n'est donc pas exhaustif), édités à partir des bandes originales et présentés de façon chronologique.
Cette somme témoigne de la « dernière manière » de Furtwängler, d'une période amarrée à la vie intime, à la spiritualité secrète des profondeurs, plus détachée, mais pas toujours forcément plus sereine. Certes, quand deux exécutions se répondent à distance (« Eroica », « Pastorale » et 5e de Beethoven, 3e de Brahms, « Inachevée » de Schubert...), le détachement paraît globalement plus accusé dans la plus récente. Furtwângler se pacifie (ou renonce ?) avec le temps, les gravures de la fin des années 1940 gardant pour leur part bien des traces des tourments de celles de la guerre (4e de Brahms, 1948, une géniale Ouverture de Manfred de Schumann, 1949). Mais le principe de vie demeure, indomptable, fût-il toujours plus miné par un pessimisme existentiel à fleur de peau (extraordinai-rement sensible dans des mouvements lents suspendus, monologues où le chef ose des lenteurs inouïes). Le tragique du temps, encore incertain en ce début des années 1950, s'y confond avec le tragique personnel d'un Furtwängler marqué par la procédure de « dénazification ». L'extraordinaire continuité du ton est frappante; incontestables, nombreuses, les nuances semblent découler de la sensibilité du moment, d'un état psychologique donné. Mais le flux conceptuel primordial demeure.
Parfois, Furtwängler gagne des profondeurs connues de lui seul: ainsi dans la Marcia funèbre de l'« Eroica » de 1952, où Atlas, au bord de la rupture, porte le poids du monde sur ses épaules; le déploiement y est immense, le tragique y est immense, le silence y est immense. Et la douleur! D'aucuns considéreront qu'une telle appropriation a moins à voir avec Beethoven qu'avec le chef. Mais voilà précisément ce que ces CD, fidèles à la viscosité si particulière du son du Philharmonique de Berlin, nous font toucher de près: une douceur intime, enfouie, et qui pourtant nous parle de nous, tant on croit être dans la tête, dans l'esprit même de Furtwängler.
Organiques, ses interprétations le sont du fait d'un phrasé et d'une respiration grandioses qui obéissent aux nuances permanentes de la tension vitale, même quand il s'abandonne à des rallentendos à couper le souffle ; mais elles le sont aussi parce que l'esprit y palpite à l'égal de la chair et du sang.
Nos priorités stylistiques ont beau avoir changé, on ne résistera pas au marbre noble d'Alceste, pas plus qu'on ne peut méconnaître que ses Bach et Handel, écrasés dans leurs valeurs lentes sous une matière sonore d'une densité hors de propos, demeurent vibrants. La même densité rembrunit et claquemure les Hindemith, et le chef se prend les pieds (et l'orchestre avec lui) dans le néoclassicisme stravinskien du concerto pour violon de Fortner, bousculé par le jeu vif-argent de Gerhard Taschner. Mais Personne n'a animé la Musique concertante de Blacher avec un mouvement aussi inexorable.
Ce qu'il y a d'infiniment humain en Furtwângler efface partout la frontière qui sépare le créateur de l'interprète. Eau noire dont les mouvements de surface viennent du plus profond, soufflet de forge inépuisable, respirations nocturnes frémissantes (le Freischütz!): toutes les images valent, aucune ne suffit. Le plus émouvant gît peut-être dans la façon dont le chef éveille littéralement chaque œuvre à la vie, déployant majestueusement dans le même temps ses propres ailes. La notice « perspectiviste » d'Habakuk Traber est magistrale, le colloque organisé par le compositeur Werner Egk en 1951 passionnant (CD 13), mais l'un et l'autre réservés aux germanistes.
Cette somme témoigne de la « dernière manière » de Furtwängler, d'une période amarrée à la vie intime, à la spiritualité secrète des profondeurs, plus détachée, mais pas toujours forcément plus sereine. Certes, quand deux exécutions se répondent à distance (« Eroica », « Pastorale » et 5e de Beethoven, 3e de Brahms, « Inachevée » de Schubert...), le détachement paraît globalement plus accusé dans la plus récente. Furtwângler se pacifie (ou renonce ?) avec le temps, les gravures de la fin des années 1940 gardant pour leur part bien des traces des tourments de celles de la guerre (4e de Brahms, 1948, une géniale Ouverture de Manfred de Schumann, 1949). Mais le principe de vie demeure, indomptable, fût-il toujours plus miné par un pessimisme existentiel à fleur de peau (extraordinai-rement sensible dans des mouvements lents suspendus, monologues où le chef ose des lenteurs inouïes). Le tragique du temps, encore incertain en ce début des années 1950, s'y confond avec le tragique personnel d'un Furtwängler marqué par la procédure de « dénazification ». L'extraordinaire continuité du ton est frappante; incontestables, nombreuses, les nuances semblent découler de la sensibilité du moment, d'un état psychologique donné. Mais le flux conceptuel primordial demeure.
Parfois, Furtwängler gagne des profondeurs connues de lui seul: ainsi dans la Marcia funèbre de l'« Eroica » de 1952, où Atlas, au bord de la rupture, porte le poids du monde sur ses épaules; le déploiement y est immense, le tragique y est immense, le silence y est immense. Et la douleur! D'aucuns considéreront qu'une telle appropriation a moins à voir avec Beethoven qu'avec le chef. Mais voilà précisément ce que ces CD, fidèles à la viscosité si particulière du son du Philharmonique de Berlin, nous font toucher de près: une douceur intime, enfouie, et qui pourtant nous parle de nous, tant on croit être dans la tête, dans l'esprit même de Furtwängler.
Organiques, ses interprétations le sont du fait d'un phrasé et d'une respiration grandioses qui obéissent aux nuances permanentes de la tension vitale, même quand il s'abandonne à des rallentendos à couper le souffle ; mais elles le sont aussi parce que l'esprit y palpite à l'égal de la chair et du sang.
Nos priorités stylistiques ont beau avoir changé, on ne résistera pas au marbre noble d'Alceste, pas plus qu'on ne peut méconnaître que ses Bach et Handel, écrasés dans leurs valeurs lentes sous une matière sonore d'une densité hors de propos, demeurent vibrants. La même densité rembrunit et claquemure les Hindemith, et le chef se prend les pieds (et l'orchestre avec lui) dans le néoclassicisme stravinskien du concerto pour violon de Fortner, bousculé par le jeu vif-argent de Gerhard Taschner. Mais Personne n'a animé la Musique concertante de Blacher avec un mouvement aussi inexorable.
Ce qu'il y a d'infiniment humain en Furtwângler efface partout la frontière qui sépare le créateur de l'interprète. Eau noire dont les mouvements de surface viennent du plus profond, soufflet de forge inépuisable, respirations nocturnes frémissantes (le Freischütz!): toutes les images valent, aucune ne suffit. Le plus émouvant gît peut-être dans la façon dont le chef éveille littéralement chaque œuvre à la vie, déployant majestueusement dans le même temps ses propres ailes. La notice « perspectiviste » d'Habakuk Traber est magistrale, le colloque organisé par le compositeur Werner Egk en 1951 passionnant (CD 13), mais l'un et l'autre réservés aux germanistes.